Les mondes les plus différents

L’énervé va voter
(ou pas)

L’énervé du coin, c’est l’énergumène anticapitaliste pénible, qui a toujours un contre-exemple bien terre-à-terre et dur à contrer dans le débat. Celui dont on sait qu’il a raison, mais devant qui on préfère lever les yeux au ciel en se disant que c’est juste l’énervé du coin, au lieu de se demander pourquoi on est si sûrs qu’il a tort, pourquoi on est si irrité au final de la discussion avec l’énervé.

En se disant que les choses sont bien plus compliquées que ce que dit l’énervé du coin, et que ses solutions sont trop extrêmes. Ce à quoi l’énervé du coin a une dizaine d’exemples à rétorquer sur pourquoi ce sont les effets du capitalisme lui-même qui sont extrêmes, parfois en faisant des grands gestes.

L’énervé du coin a au moins une fonction saine dans la société, hors de tout jugement partisan : celle de réhabiliter la colère spontanée, qu’on a appris à soigneusement réprimer, devant les choses inacceptables. Bref, l’énervé du coin sort du coin, il est énervé mais pas con, et il vous parlera vrai. Par ailleurs, l’énervé du coin ne féminisera pas son titre à chaque fois parce que ça l’énerve et qu’il préfère surmonter le genre.

J’ai hésité entre plusieurs options pour écrire ce texte – l’alliance manquée à gauche, le vote caché Fillon, des scénarios comparatifs… Je ne voulais pas parler de Macron (pardon de vous le dire). Finalement, j’ai pris le parti de faire l’itinéraire d’un vote – que faire aujourd’hui avec son bulletin lorsqu’on est vraiment de gauche – non, plutôt que faire avec son bulletin si on est progressiste sur les moeurs, pas un libéral économique, pacifiste, universaliste, qu’on veut éradiquer la pauvreté (prendre aux riches au passage parce que mathématiquement ça se passe très bien), et qu’on ne croit plus au fonctionnement démocratique des institutions. Et sur quoi on peut s’appuyer pour prendre cette décision.

Je pars d’un changement de niveau par rapport à mes idéaux premiers qui seraient la suppression de la police, de l’État, l’abolition des classes, la réappropriation complète de l’espace, cannabis légalisé, et plein de fun en travaillant au minimum, tout ça. Bien sûr, je peux difficilement partir de là, puisque ça, ça relève du niveau local aujourd’hui (cela dit, c’est possible de le mettre en place). Énervés, énervées, posons-nous et soyons honnêtes.

Un espoir ?

Le vote blanc, c’est un peu « je suis très mécontent parce que personne ne me plait, mais je vais quand même l’exprimer dans un cadre institutionnalisé en espérant une prise en compte ». Comme c’est visible en tant que tel, et que ça exprime une colère contre l’institution et le système de vote actuel, c’est un geste politique. Mais c’est encore croire que ça va changer, que ça pourrait être pris en compte, qu’ils vont le voir (ils l’ont très bien vu). L’abstention, c’est plus « je m’en bats les steaks que mon geste soit reconnu ou non ». Dans la réflexion politique qu’on en a, c’est une grève citoyenne, la grève ultime peut-être.

Mais la question du coup, c’est un peu : est-ce qu’on espère encore quelque chose ou pas ? Est-ce que l’un de ces candidats est différent ? Est-ce qu’il pourrait être autre chose qu’un chien de garde du capital ? C’est toujours la même question, non ? Et cette année, il se trouve qu’il y a une dynamique relative côté Mélenchon, peut-être même Poutou après un parcours de débat somme toute convainquant (je conseille vraiment le remix). Du coup ce ne sont pas vraiment tous les mêmes, avec une grosse opportunité qui pourrait sortir du naufrage du PS. Rien n’est moins sûr. Mais il faut admettre que la configuration en 2017 ouvre des possibilités nouvelles, et notamment d’un passage Mélenchon au premier tour. Du moins ça n’aura jamais été si près.

Le vote blanc me semble profondément illusoire car il est dans l’attente d’une confirmation, d’une reconnaissance par le système même qu’il souhaiterait combattre (c’est un peu comme demander une autorisation à la préfecture de police pour avoir le droit de faire trois tours de fontaine en manif). On joue le jeu, encore, dans le cadre institutionnel donné, on fait semblant qu’il y a un débat public dessus, il ne se passe rien, merci d’avoir participé. Donc pour moi ça se joue entre l’abstention et Mélenchon. Je ne pars pas sur les détails du programme, il y a des points que j’exècre et d’autres que je soutiens, la vraie différence c’est que c’est un peu plus proche de ce que je veux, et que je pense qu’il fera vraiment les trucs si il est élu).

L’abstention

Dans l’abstention comme grève citoyenne très chère à nous autres libertaires, il y a trois choses qui me dérangent :

1. Il y a une idée très forte qui est celle de pousser à l’absurde la comédie démocratique en délégitimant complètement les élus. Ça peut être vu comme une prise de pouvoir symbolique, qui pourrait favoriser une prise de pouvoir réelle. Il n’en reste pas moins que c’est juste ultra théorique (oui, c’est souvent le cas chez nous). Ce n’est pas parce qu’on va concevoir une perte de légitimité (qui est déjà présente depuis des décennies) que ces bolosses vont refuser de gouverner. Je vois plus ça comme une prise de pouvoir symbolique, pour dire « Nous ne sommes pas gouvernés par vous, nous sommes ailleurs ». D’où le second point :

2. Sommes-nous vraiment ingouvernés ? Je pense ici aux gens qui vont voter sans croire que le candidat va changer le monde mais pour un renversement, par chance, de leur situation. Un vote calibré, au cas où ça marche. Ceux dont l’élection d’un des onze pourrait en fait changer la vie, et surtout sur le plan économique. En étant bien confortable dans la théorie et éventuellement loin du précariat, on peut bien se « permettre » de ne pas voter. En revanche rappelons-nous bien qu’il y a très peu d’ouvriers abstentionnistes et que la peur du lendemain c’est un vrai truc (c’est pour ça qu’on se bat à la base aussi). Personnellement, certaines mesures pourraient me changer la vie, et j’ai aucun scrupule à donner mon vote au cas où, tout en continuant ma vie selon mes valeurs, au maximum hors du contrôle et de l’institution, d’où le troisième point !

3. Pourquoi faire un geste sacralisé de l’abstention alors que toute la réflexion qui y mène vise à désacraliser le vote lui-même ? Pourquoi donner tant d’importance à ce moment ? C’est aussi un peu jouer le jeu. Le geste subversif ultime, c’est pour moi autre chose qu’un non-événement.

En résumé, énervé(e)s du coin, n’accusons pas les votants de voter par dépit ou d’être complices du système. Ne faisons pas non plus semblant de ne porter « aucune revendication » puisqu’à un certain degré nous en avons. Regardons ce qui reste en nous d’optimisme de changement via le système et notre nécessité. Regardons vraiment, si il n’y a plus rien (en ce qui me concerne plus grand-chose), eh bien le moment des élections n’a plus vraiment d’importance, on peut bien y aller, voter pour le moins pire, ou ne pas y aller, le plus important c’est ce qu’on fait sur le terrain au quotidien et toutes les fois où on essaie de faire nous même ce qu’on aurait attendu de l’Institution. La révolte s’organise dans les deux cas. Énervons-nous !

L’énervé

Photo : « Nuit Debout », place de la République à Paris, le 7 avril 2016. | R. Georgy

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