Les mondes les plus différents

« Nos sens sont plus nombreux qu’on ne le pense »

On a l’habitude de réduire les sens du corps humain au nombre de cinq, alors que nous en avons beaucoup plus et de bien plus complexes que la vue ou le toucher. Par MAXIME LACOMBE

Nous avons tous appris à l’école que tout humain disposait de cinq sens : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher. Si nous savons tous aussi qu’il arrive que certains aient des déficiences partielles ou totales de l’un ou de plusieurs de ces sens, sur le principe, notre capacité à percevoir le monde extérieur, notre expérience avec lui, se résume à cela. Or, la réalité est plus complexe puisque la physiologie admet davantage de sens que ce lieu commun. Prenez la proprioception, par exemple, qui est la perception de la position des différentes parties du corps. Prenez, pour autre exemple, l’équilibrioception, c’est-à-dire le sens de l’équilibre que permet notre oreille interne. Et ce ne sont pas les seuls : d’autres sens chez l’humain existent et sont sollicités constamment.

En effet, derrière cette vision simplifiée de notre corps et de ses capacités, se cache la conviction que nos sens sont bien souvent très limités et moins performants face aux capacités d’autres espèces. Et il est vrai que nous sommes bien incapables de percevoir les ultrasons comme les chauves-souris et que nous n’avons pas l’odorat d’un chat, plusieurs dizaines de fois plus performant que le nôtre. Mais nous dirons rarement qu’au contraire, le sens du goût est chez l’être humain plus performant que celui du chat. Nous avons effectivement tendance à sous-estimer nos propres capacités physiologiques.

Il n’est pas faux de dire qu’en soi nos sens, pris comme outils de perception, sont bien souvent moins performants pris naïvement et en comparaison avec d’autres espèces qui excellent sur les sujets. Mais il ne faut pas oublier que la perception est à la fois l’organe de sens — la peau, l’œil, etc. — et son traitement par le cerveau, véritable instrument d’interprétation et de subtilité. Si vous prenez la squille, une crevette-mante, vous constaterez que ses yeux, capables de voir à 360 degrés, ont la capacité de percevoir les rayons ultraviolets et ont douze photorécepteurs différents servant à la perception des couleurs, contre trois pour l’humain. Nous pourrions penser que par le nombre quatre fois plus grands de photorécepteurs, la subtilité de leur vision serait plus grande. En réalité, l’humain a une vision plus nuancée des couleurs que la squille.

Squille. | Wikimedia Commons

Squille. | Wikimedia Commons

Comment est-ce possible ? Voir mille nuances n’a que peu d’intérêt pour survivre. En revanche, en avoir assez pour limiter les traitements menés derrière par le cerveau, et donc aller plus vite, devient intéressant lorsqu’il s’agit d’être plus rapide que sa proie ou son prédateur. C’est donc bien le cerveau humain, davantage que nos yeux, qui nous offre une vue du monde pleine de couleurs et de nuances à partir de trois couleurs élémentaires de base issus de nos trois types de photorécepteurs.

Vision en temps réel

La vision, comme tout autre sens, n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. De même, nos sens ne sont pas limités au nombre de cinq. Mais il serait faux d’oublier que des sens autres existent et que nous ne possédons pas, typiquement la magnétoception, très présente chez les oiseaux et les insectes.

Plus intriguant encore, il serait possible d’ajouter des sens n’existant pas chez une espèce artificiellement. Cela a été fait sur des rats par implant cérébral, leur donnant la capacité de voir en infrarouge. Si cela peut être fait extérieurement aujourd’hui pour un humain (casque à vision nocturne), il n’est pas impossible qu’à terme nous puissions acquérir de nouvelles capacités intérieurement. Le transhumanisme, en tout cas, en rêve.

Que retenir de tout cela ? D’une part, que nos sens sont plus nombreux que ce que veut laisser penser ce que nous apprenons plus jeune. D’autre part, que l’acte de perception ne se réduit pas à l’organe de perception, mais qu’il est lié, très fortement, à ce qui donnera justement sens à ce qui est perçu. Vos yeux, en tant que tels, ne perçoivent que trois couleurs par la captation de la lumière : le rouge, le vert et le bleu. Ces nuances de couleurs n’apparaissent, comme vous le savez, que si la luminosité est suffisante, sans quoi le monde vous paraîtra gris et sombre. Une fois la couleur captée par chacun des récepteurs de chacun de vos yeux, cela devient information — visuelle — et est transmis au cerveau, dans le cortex visuel, qui aura charge et de comparer les informations provenant de deux sources différentes parce que deux yeux, et de mener un traitement complexe permettant d’obtenir ce qui est vu. Ce ne sont pas nos yeux qui « voient », mais ce sont bien eux qui perçoivent l’information que traduira le cerveau. C’est d’ailleurs grâce à cela que les films que nous regardons peuvent passer d’une succession d’images à l’impression de mouvement, par l’exploitation d’une illusion trompant notre cerveau qui ne cesse de reconstruire le réel.

Comment pensez-vous, d’ailleurs, qu’il est possible de voir en « temps réel », à savoir voir ce qui est présent dès lors que la perception et son traitement ne sont jamais instantanés ? La rapidité, pourrait-on penser, permettant à nouveau l’illusion. En réalité, notre cerveau, à partir des informations reçues, construit une représentation du réel tel qu’il sera une microseconde après. Il le fait, par ailleurs, à partir de nos connaissances. C’est pour cela qu’il est notamment capable de reconnaître — à tort ou à raison — une forme partiellement masquée.

Ainsi, le monde dans lequel nous évoluons n’est pas une image stricte de ce qu’est le monde. Il n’est jamais qu’une représentation que notre cerveau se fait de ce qu’il doit être. Il le fait à partir des sens que nous connaissons tous, mais aussi avec ceux que nous méconnaissons et qui existent bel et bien. Enfin, la puissance de reconstruction et de plasticité du cerveau animal ouvre, comme ce fût le cas avec le rat, la possibilité d’ajouter un sens qui n’existe pas chez un être. Preuve s’il en est que la perception est une affaire plus complexe qu’un simple acte de perception par la main ou les yeux.

MAXIME LACOMBE

Illustration : Vision humaine | Libre de droits

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