Les mondes les plus différents

« Raymond Aron, penseur équilibré »

Cet intellectuel français a influencé des générations d’hommes politiques en défendant bec et ongles la philosophie libérale, dont il est devenu un des classiques. Par ROMAIN MILLARD

Quel penseur aurait rejeté le mythe marxiste de la révolution prolétarienne sans sombrer dans le fascisme ? Qui aurait pris la défense des démocraties occidentales tout en étant lucide sur leurs faiblesses ? Qui aurait promu une philosophie libérale sans céder à un acharnement infantile contre l’État ? Dans la quête de références intellectuelles correspondant à ces équilibres, Raymond Aron s’est très vite imposé à moi comme une figure incontournable, et plus encore comme un personnage exemplaire.

C’est la description qu’en a faite l’essayiste Alain Minc dans son Histoire politique des intellectuels (Grasset, 2010) qui a piqué ma curiosité pour la première fois : « monstre de lucidité », « solitaire » face au « couple royal » Sartre-Beauvoir qui dominait le milieu intellectuel de Saint-Germain-des-Prés, « insaisissable » vis-à-vis du Général de Gaulle dont il est tour à tour critique et soutien, « intelligence pure » à qui il n’aurait manqué que le « talent de la plume » pour accéder au rang des mythes.

Mauvaise conscience de la gauche, poil à gratter de la droite

Celui qui fut éditorialiste au Figaro et à L’Express, mais surtout philosophe de « l’histoire en train de se faire », comme il disait lui-même, sociologue des relations internationales à l’ère de la bombe atomique, et politologue, a fait preuve d’une lucidité implacable sur les drames de son temps.

Dès son voyage à Berlin entre 1930 et 1933, il comprend tous les dangers du nazisme et réalise que son propre pacifisme « de gauche » — inspiré du philosophe Alain — entre en contradiction avec la nécessité non moins morale de juguler cette peste brune. Alors que l’opinion de l’époque, encore traumatisée par la Grande Guerre, s’accroche à ses illusions pacifistes, Aron sait déjà que la France doit se préparer à une nouvelle confrontation.

Ce vaccin contre les utopies le prémunit de faire la même erreur que nombre d’intellectuels antifascistes qui se laissent aveugler par le marxisme-léninisme et se montrent bien conciliants à l’égard de ses horreurs. Dans son livre L’Opium des intellectuels (1954), avec une précision implacable, il abat au canon le sentiment de supériorité morale de l’intelligentsia de gauche : « Convaincus d’obéir aux lois de l’Histoire et d’œuvrer pour une fin à la fois inéluctable et bienfaisante, ils deviennent à leur tour, sans mauvaise conscience, bourreaux et tyrans. » Une analyse qui n’a pas pris une ride…

Libéral mais critique

Aussi intraitable fût-il avec la gauche marxiste, Raymond Aron ne s’est laissé enfermer dans aucun carcan partisan et n’a jamais hésité à prendre la droite à rebrousse-poil. Ainsi dès 1943 dans son article « L’ombre des Bonaparte », il met en garde le Général de Gaulle contre la tentation d’une voie autoritaire. Il a également pris fait et cause pour l’indépendance de l’Algérie dès 1957.

Outre sa dignité dans l’adversité et son flegme courtois face aux insultes que lui jettent ses contempteurs, ce que j’admire le plus chez Raymond Aron est son libéralisme équilibré.

S’il assigne la liberté comme finalité à l’action politique, défend le pluralisme et flétrit tous les totalitarismes, il ne verse pas pour autant dans la dénonciation systématique de toute forme d’autorité, a fortiori étatique. Il est bien plus subtil que les libertariens utopiques d’aujourd’hui qui s’offusquent dès qu’il entendent les mots « État » ou « régulation ».

Son libéralisme philosophique ne l’aura pas davantage conduit à passer sous silence les fragilités de l’économie de marché et de la société de consommation. Dans la lignée de Tocqueville, il était conscient de la tension qui structure la démocratie libérale : elle constitue la moins mauvaise des solutions pour favoriser la liberté des individus, mais dans le même temps elle se menace elle-même en laissant les citoyens devenir de purs consommateurs, et les groupes de pression se multiplier et paralyser l’Etat. Trente-trois ans plus tard, à l’ère des lobbies, des zadistes et des communautaristes, ce constat est plus vrai que jamais.

Exploit suprême, malgré ses constats parfois alarmants sur les menaces pesant sur nos démocraties, Aron n’aura jamais cédé à la facilité du « déclinisme ». Fervent patriote, ses derniers mots témoignent d’une confiance lucide en l’avenir et d’un esprit d’ouverture sur le monde :

« Je ne veux pas céder au découragement. Les régimes pour lesquels j’ai plaidé et dans lesquels certains ne voient plus qu’un camouflage de pouvoir, par essence arbitraire et violent, sont fragiles et turbulents ; mais tant qu’ils resteront libres, il garderont des ressources insoupçonnées. Nous continuerons de vivre longtemps, à l’ombre de l’apocalypse nucléaire (on pourrait ajouter aujourd’hui l’intelligence artificielle), partagés entre la peur qu’inspirent ces armes monstrueuses et l’espoir qu’éveillent les miracles de la science. »

Romain Millard

Juriste, élu municipal à Villebon-sur-Yvette (Essonne),
membre de Les Républicains

Illustration : Raymond Aron. | DR

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