Les mondes les plus différents

« Il n’y a pas d’homosexuels en Tchétchénie » : bientôt une réalité ?

Le 1er avril dernier, les premiers bruits sur la répression des homosexuels en Tchétchénie arrivaient en France. Le journal russe Novaïa Gazeta, connu pour ses dénonciations régulières des atteintes aux droits fondamentaux révélait que des centaines d’homosexuel·le·s avaient été arrêté·e·s et emprisonné·e·s. Un camp de concentration pourrait avoir été mis en place. Par ALICE RENAULT et l’ENERVE du COIN

Le journal s’appuie sur des évadés ou rescapés desdits camps et dévoile l’horreur : des homosexuels détenus en camps de concentration, torturés, battus à mort, contraints à la dénonciation, au mieux forcés de quitter le territoire.

En France, au même moment, nous sommes en pleine campagne présidentielle. Quelques candidat·e·s à la présidentielle ont dénoncé cette situation, comme Benoît Hamon, Jean-Luc Mélenchon ou Emmanuel Macron. Mais rien de la part de François Fillon ou de Marine Le Pen. Au final, ce n’est pas si surprenant puisque Marine Le Pen a toujours été proche du Kremlin et son programme ne propose rien sur les droits des personnes LGBT.

Deux combats, deux mesures

Plusieurs responsables tchétchènes ont nié catégoriquement les faits : « il n’y aurait pas d’homosexuels en Tchétchénie », a lancé le président de Tchétchénie Ramzan Kadyrov ! Et si c’était le cas, leur propre famille les assassineraient : « leurs parents les auraient déjà envoyés là d’où ils ne reviendraient jamais », a déclaré le porte-parole du président. Les autorités tchétchènes formulent alors une incitation pure et simple pour les familles à intenter à la vie de leurs enfants homosexuel·le·s. Incitation entendue par un peuple terrifié et manipulé, qui commence dans la semaine qui suit à balancer ses enfants du haut du balcon.

Le député britannique Sir Alan Duncan affirme alors que d’après les sources dont il dispose, le président de cette république autonome a lancé un ultimatum pour éliminer tous les homosexuel·le·s de Tchétchénie avant le début du ramadan. Le Kremlin a fait semblant de réagir en diligentant une enquête pour vérifier les faits.

Mais cette enquête a été confiée à une homophobe notoire, la déléguée pour les droits de l’Homme en Russie, Tatiana Moskalkova, qui avait voté en 2012 pour la criminalisation de la « propagande homosexuelle ». Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a indiqué que les enquêteurs n’avaient reçu « aucune plainte officielle ».

Comment s’en étonner, lorsque chacun sait que dénoncer ces actes obscènes à visage découvert revient à être éliminé sur le champ ? Les homosexuel·le·s tchétchènes vivent avec la peur de se faire dénoncer et d’être assassiné·e.

Peur

La couverture médiatique en France a été quasi-nulle, certains médias allant jusqu’à mentionner les évènements dans des rubriques telles que les questions de genre ou « LGBT ». Ce mode de traitement est particulièrement révélateur : selon l’appartenance à telle catégorie, nous serions mentalement capables de traiter l’information d’un génocide actuel comme une rubrique, un thème, une réflexion déconnectée du reste. L’inverse d’une analyse qui touche à l’aspect systémique d’un tel évènement, pour mettre en lumière les étapes qui y ont conduit et les interventions possibles.

Même à l’extrême gauche, dont certaines fractions recommandent des actions « coups de poing » contre nombre de manifestations néfastes du système, en essayant de ne pas faire de hiérarchie entre les combats, la réaction a été très limitée. Quelques appels à manifester, avec moins de succès que les appels contre la répression policière en France, et finalement peu d’actions, d’ampleur très réduite. Même les médias alternatifs destinés à la contre-information et en lutte contre le discours déformant des médias généralistes ont très peu couvert les évènements.

France Info a bien diffusé un reportage avec les témoignages de plusieurs homosexuels tchétchènes, qui ont fuit à Moscou. Ils racontent leur peurs de se faire dénoncer, les brimades et les tortures là-bas. Plusieurs indiquent qu’on a cherché à leur faire indiquer les noms d’autres homosexuels. Face à la répression qu’ils subissent, ils ne peuvent que trop peu compter sur leur famille qui bien souvent (et au mieux) les rejette.

Aujourd’hui, il semble qu’il n’y ait que la communauté LGBT qui s’émeuve réellement de la situation en Tchétchénie. Trois associations françaises de défense des droits des LGBT viennent d’ailleurs de saisir la Cour pénale internationale.

Coup de grisou

La mobilisation inexistante de la société et celle, encore faible mais qui est la seule à le faire actuellement, de la communauté LGBT. Et quand elle se mobilise, il y a un manque de visibilité dans les médias de ses actions. On « attend » presque que la communauté LGBT s’occupe seule de ce combat, qu’elle prenne le relais, qu’elle sache quoi faire. Ils opèrent donc une hiérarchie des combats de facto. Le lien est à faire avec des degrés de lutte complètement différents : en France, le combat est celui des droits, du refus de la discrimination, et enfin sur un second plan, le plus vital, ceux de la « visibilisation », de l’hétérocentrisme, de l’homophobie et de la transphobie rampantes.

Sur le premier plan, il faut environ dix minutes pour faire entendre à une personne pas du tout au fait du problème qu’il y a une lutte à mener. Pour le second, environ une dizaine d’années, y compris dans nos propres rangs de militants. Nous avons donc ces représentations associées à la lutte, et ces repères. Nous remarquons les avancées. Dans ce contexte, l’idée d’un génocide arrive comme un coup de grisou pour nous dire : non, rien n’a avancé. L’incrédulité se double d’une incertitude sur la manière de lutter, puisque les actions de la communauté sont en général très pacifistes et revendicatives. Que valent nos Marches des fiertés où l’on se congratule de progresser, face à l’horreur ? En réalité, nous sommes complètement déphasés.

Plus le temps passait, plus nous descendions dans l’horreur des nouvelles qui nous venaient de Tchétchénie. Et toujours ce silence pesant d’un trop grand nombre de médias. Comme si nous ne souhaitions pas voir la réalité en face. Ou peut-être la Tchétchénie est-elle trop loin pour que cela émeuve les foules. Ou peut-être que de parler de ce qui se passe là-bas nous obligerait à parler de LGBT-phobie, chose que les médias ont trop souvent du mal à faire même si la situation s’améliore un peu sur ce sujet.

La dérive de l’intox

L’absence de réaction collective face à l’horreur pourrait s’expliquer par la massification de l’information, justement. Malgré le fait que l’information soit massive, possiblement plurielle, démocratisée, etc, il y a fort à parier que le flot continu nous a poussés à développer des mécanismes de défense. Tant d’experts, plus que jamais, des données en temps réel, des plateformes si nombreuses, et pourtant, cette impression qu’il n’y a jamais eu autant de tuiles qu’on n’a pas vu venir. Pour la Tchétchénie, un bon nombre de personnes avec qui j’en ai parlé sont extrêmement sceptiques, comme si il s’agissait de ne pas confondre le Figaro avec le Gorafi (et comme je les comprends, c’est de plus en plus difficile).

Mais sceptiques pourquoi ? Parce qu’on est dans une recherche permanente de preuves, pour éviter « l’intox » ? C’est peut-être suffisant de savoir que ces journalistes risquent leur vie pour publier ces témoignages. Vu le niveau de répression, comment voir un seul avantage à délivrer une fausse information ? Et pourtant, la première fois qu’ils entendent une telle nouvelle, « un génocide en Tchétchénie », la plupart des gens dont vous et moi ont du mal à y croire vraiment. Une raison de creuser les racines historiques de notre appréhension du génocide et notre amnésie collective.

Les « leçons » de l’Histoire

Camp de concentration ? Dénonciation ? Répression ? Assassinats ? Tortures ? Incitation à tuer ? Division des citoyens contre un ennemi désigné ? Le tableau ressemble trop à nos livres d’Histoire, c’est ça ? Parce que tout y est. Pourtant, on est incapables de reconnaître un génocide lorsqu’il est juste devant nous. Et quand il est passé d’ailleurs, le reconnaître est aussi une galère : celui des arméniens (1915) reconnu en 1985, celui des Bosniaques en 2001, mais ceux qui ne sont pas reconnus comme tels aussi, ou encore discutés : au Cambodge, au Darfour, le massacre des Kurdes par Hussein, ne parlons même pas de la traite des Noirs ou de l’Algérie. Il suffit de voir le bordel que cela met quand quelqu’un parle de crime contre l’humanité en évoquant la colonisation pour sentir qu’il y a quelque chose qui bugue dans la mémoire collective.

Au contraire, les massacres perpétrés par le régime nazi ont, eux, gagné une place privilégiée et sombre dans nos mémoires – encore que les subtilités en soient mal connues, voire les Tziganes, les homosexuels ou encore les Hereros et les Namas en actuelle Namibie. Si bien que le nazisme est devenu l’image presque exclusive que l’on se fait d’un génocide : double écueil, parce qu’on est ensuite guidés à ne reconnaître le même phénomène que lorsqu’il passe par les mêmes étapes et atteint les mêmes sommets d’horreur (expérimentations, théorisation et assise scientifique, banalité du mal, caractère absolument massif, etc). En référence à cette figure mentale, aucun évènement international ne peut rivaliser – et ça nous arrange bien, puisqu’on n’a pas envie de se dire que c’est vrai, et que le rabâchage a mené paradoxalement à une sorte d’aveuglement.

Combien de temps devrons-nous encore fermer les yeux sur l’horreur qui est en train de se passer là-bas sans rien faire ? Oui la Tchétchénie est loin de la France mais la communauté internationale peut et doit réagir. Nous sommes en 2017, nous avons accès à l’information, nous ne pouvons pas faire comme si nous ne savions pas. Nous ne pouvons pas accepter qu’un dirigeant décide d’éliminer une partie de sa population en raison de son orientation sexuelle sans rien faire. Nous avons suffisamment d’exemples dans le passé de l’inaction de la communauté internationale face à des massacres systématiques d’une catégorie de population. Il est primordial que le travail de mémoire soit fait pour éviter de se retrouver dans une situation de quasi coma quand on a face à nous tous les éléments qui prouvent que nous sommes face à un génocide.

L’énervé du coin et Alice Renault

Illustration : Ramzan Kadyrov, président de la République de Tchétchénie, en décembre 2015. | Crédit : Creative Commons, Kremlin.ru

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