Les mondes les plus différents

Paradis numérique, enfer bien réel

POINT de VUE • PIERRE NUMÉRIQUE Surveillance, suspicion généralisée : plus la technologie nous libère, plus le réel se cadenasse. À trop s’abandonner aux joies sans limites du numérique, n’aurait-on pas oublié l’essentiel ? Par NOÉ MICHALON

Le mouvement de symétrie poursuit imperturbablement son chemin : à mesure que s’étendent les frontières du web et qu’elles s’infiltrent dans nos poches et jusqu’au bout de nos doigts, l’espace public réel se verrouille et se régule. Coïncidence ? Pas si sûr. L’annonce début décembre, de l’ouverture d’une messagerie Facebook dédiée aux enfants a fait tomber l’une des dernières frontières des réseaux sociaux : c’est désormais un espace accessible par la totalité de l’humanité.

Une frontière certes symbolique puisque rien n’empêchait quelques polissons de dix ans de mentir sur leur âge pour rejoindre la cour bleutée et sans pitié des grands. Et en pratique, les (très) jeunes générations occidentales sont loin de voir Internet et son entrelacs de plateformes comme un monde inconnu. Des nourrissons apprennent à manier l’écran tactile avant d’apprendre à parler, et grandissent sous le feu nourri des flashes de leurs parents, fiers de partager les progrès de leurs petits.

Dans le même temps, les récents débats sur le harcèlement de rue — et le harcèlement sexuel — ont amplifié la question déjà brûlante de la régulation de l’espace public.

Précisons d’emblée que je n’ai aucunement l’intention de critiquer le mouvement actuel d’émancipation des femmes. Que se détrompent les âmes conservatrices qui se réjouissaient de me voir rejoindre leur chœur réactionnaire. Mais par bien d’autres signes, on observe deux phénomènes parallèles : au moment où la technologie ouvrait des forums par milliers et réunissait les internautes du monde entier, elle permettait la mise en place de millions de caméras de surveillances dans les rues de toutes les grandes villes. Au moment où les réseaux sociaux permettent de rassembler près d’un tiers de l’humanité sur une plateforme presque unique, tout•e inconnu•e qui nous parle dans l’espace public attire la suspicion. Au moment où les pétitions et groupes de soutien en ligne attirent des centaines de milliers de signataires, les manifestations sont encadrées par une force policière de plus en plus imposante et militarisée.

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Prière de ne pas parler au chauffeur, caisses automatisées, psychose sur le port du voile islamique ou de tenues féminines au contraire trop légères, nombreux sont les dispositifs et pressions qui restreignent toujours plus – parfois en poursuivant d’autres buts – les différentes possibilité de socialisation qu’offre l’espace public, et qui en fait une sphère de plus en plus hostile.

« Le projet de Pékin visant à contrôler sa population via des millions de caméras de surveillance d’ici 2020 est la preuve que ces espaces publics peuvent être (presque) totalement contrôlables »

S’agit-il là d’un simple effet de déversement ? Il est probable que la facilité apportée par la technologie incite à privilégier le contact virtuel au réel, et ce n’est pas un processus à juger d’emblée négativement, tant les possibilités qu’apportent les réseaux sociaux sont infinies, avec leur lot d’imprévisibilité.

Mais on ne peut s’empêcher de voir un lien entre la réglementation à outrance de l’espace public et l’expansion sans limite de la sphère numérique, avec les effets pervers qu’ont ces deux mouvements opposés. Et pour cause, toutes les tentatives de contrôle du web par l’État ont pour l’instant largement échoué. Qu’il s’agisse de l’éphémère HADOPI, de la vaine censure de contenus outranciers ou extrémistes sur les réseaux sociaux ou même de la sécurisation des infrastructures numériques de l’État (sites institutionnels, archives, courriels, etc.), la seule image que donne la puissance publique sur Internet est celle d’un colosse impuissant à faire régner sa loi. Pour le meilleur et pour le pire, ce Léviathan manchot ne se contente que d’espionner ou d’infiltrer les quelques réseaux non-chiffrés du Darknet dont il a l’intuition.

La présence militaire et policière renforcée dans les rues occidentales découle de cette situation, et se justifie parce que la menace terroriste se nourrit de l’impotence numérique de l’État.

Mais en agissant au-delà de la sphère des risques réels, quitte à saisir les couvertures des sans-abri, à faire sortir le ministre de l’Intérieur à la moindre escarmouche, à demander aux centres sociaux de dénoncer les sans-papiers qui viendraient s’y réfugier, le gouvernement se niche dans une manifestation purement démonstrative de sa puissance. Puisqu’elle est invisible en ligne — ou pas prise au sérieux — il faut réaffirmer son existence dans l’espace public par d’inutiles mouvements.

Serait-ce là un jeu à somme nulle où citoyens comme gouvernants seraient libres de s’affirmer chacun dans leur sphère ? Rien n’est moins sûr. D’abord parce que le contrôle de la sphère numérique par l’État n’est pas condamné à l’échec, comme le cas chinois, extrême mais bien réel, nous le montre. Le projet de Pékin visant à contrôler par reconnaissance faciale sa population via des millions de caméras de surveillance d’ici 2020 est la preuve que ces espaces publics réels et numériques peuvent être (presque) totalement contrôlables par un même État. Nous en sommes heureusement bien loin en Europe.

Mais dans les sociétés occidentales aujourd’hui, l’espace public au sens du philosophe allemand Jürgen Habermas en prend un sacré coup. Lui qui y voyait une sphère que tous les citoyens devaient s’approprier pour devenir actifs et critiques plutôt que passifs, ce qui risque de devenir complexe, tant les protestations publiques sont encadrées. Un encadrement justifié par la menace terroriste.

L’éloignement des sphères réelles et virtuelles rend le passage de l’une à l’autre de plus en plus difficile. La distance entre notre identité publique et nos multiples avatars numériques, qui peuvent changer du tout au tout d’un réseau à l’autre, complique le passage de la  mobilisation en ligne vers la manifestation dans la sphère publique. En plongeant dans l’océan numérique, s’enfermerait-on dans une prison bien réelle ? 

Noé Michalon

Étudiant français à Oxford

Illustration : Réalité virtuelle | Libre de droits

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