Les mondes les plus différents

« Jean d’Ormesson, le meilleur de notre vieille France »

CHRONIQUE LA PIERRE D’UN LIRAL — Le plus célèbre des académiciens est décédé dans la nuit du 4 au 5 décembre. Il était non seulement une plume élégante et accessible célébrée par la critique, un écrivain léger et profond apprécié du grand public, mais aussi une figure politique paradoxale, fascinante et attachante. Par ROMAIN MILLARD

Jean d’Ormesson n’est pas seulement un romancier créateur de personnages car il est lui-même un personnage de roman. Une personnalité dont le parcours est si atypique qu’on le pourrait croire inventé. Le regard particulier qu’il a porté dans ses écrits sur son propre milieu social et son positionnement politique l’ont hissé de son vivant au rang d’incarnation très singulière, et pourtant fédératrice, d’une certaine France.

Perçant sans être malveillant

À travers ses romans, notamment Au Plaisir de Dieu (Gallimard, 1974), il donne à voir le déclin au cours du XXème siècle d’une famille de cette France d’Ancien Régime qui croyait en un ordre immuable des choses, qui servait le Roi de droit divin et qui méprisait l’individu, l’argent et le travail. « Le sens de la famille, l’amour de Dieu, un certain abandon à la force des choses n’avait pas développé chez nous la croyance au libre arbitre et à la responsabilité, écrit-il. Le responsable c’était Dieu. La décision lui appartenait. Et la liberté : une faribole. Chacun était mené par son passé, par ses souvenirs, par la présence absente des morts, par tout le poids de la tradition. »

En mélangeant le récit de sa famille et la fiction, Jean d’Ormesson raconte l’histoire d’une certaine France, la « vieille France », celle qui a préféré disparaître plutôt que de s’adapter à un monde qui n’était plus le sien.

Pourtant, l’académicien réalise la prouesse d’être un observateur terriblement lucide, sans pour autant tomber dans la déconstruction malveillante. Il ne méprise pas cette France des privilégiés, cette France anti-républicaine, cette France superstitieuse et anti-scientifique. Au contraire, il parvient, en en décrivant le tragique crépuscule, à la rendre touchante. Plus encore qu’un écrivain du bonheur, l’auteur de Comme un chant d’espérance (2014, éd. H. d’Ormesson) est un écrivain de la bienveillance.

Jean d’Ormesson. Kenzo Tribouillard

« L’homme de la synthèse »

Depuis l’enfance, Jean d’Ormesson navigue entre des courants politiques contradictoires. Il est le produit d’une union entre la famille très monarchiste, catholique et réactionnaire de sa mère, et les convictions républicaines très fortes de son père, nommé ambassadeur au Brésil par Léon Blum.

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Ce qui le rend singulier par rapport aux hommes politiques est qu’il peut tout à la fois affirmer son engagement dans une famille politique — en l’occurence la droite libérale —, et assumer son admiration pour les personnalités incarnant d’autres familles politiques. Ainsi a-t-il été le dernier invité de François Mitterrand à l’Élysée avant que ce dernier ne quitte la présidence de la République. Alors même qu’il craignait en mai 1981 de voir les chars de l’Armée rouge défiler sur les Champs-Élysées.

Ainsi a-t-il aussi accepté de recevoir la grand-croix de la Légion d’honneur des mains de François Hollande en 2015, après avoir farouchement soutenu Nicolas Sarkozy en 2012.

Mais le plus admirable chez Jean d’Ormesson, c’est qu’il incarne cette « vieille France », traditionnelle et aristocratique, tout en restant un chantre obstiné du progrès et de l’égalité. Un conformiste qui a le goût de l’hétérodoxie. Cet ancien directeur du Figaro milita — sans succès — pour l’entrée de Louis Aragon, poète surréaliste puis communiste et virulent stalinien, au sein de l’Académie française.

En 1980, il parvint à faire entrer sous la Coupole la première femme, l’immense Marguerite Yourcenar. En 2016, tout en saluant l’entrée d’Alain Finkielkraut — « juif polonais dont la mère ne parlait pas le français, magnifique exemple d’intégration » —, il eut l’audace d’exprimer publiquement le souhait qu’un jour, des écrivains musulmans intègrent l’Académie. « Il y a un très grand nombre de Français musulmans, je crois que ce serait équitable, souhaitable, je serais heureux qu’il y ait un représentant de l’islam », déclare-t-il dans un entretien la même année.

Il dresse son autoportrait sur France Culture : « Je suis une sorte de gaulliste européen, un catholique agnostique, un homme de droite qui croit fondamentalement à l’égalité des gens, et qui se sent quelque fois très proche des gens de gauche. » Loin de cacher ses contradictions politiques et ses doutes métaphysiques, Jean d’Ormesson les assume avec gaieté. Il démontre qu’en réalité ces paradoxes sont des aspérités qui, en littérature comme en politique, constituent la richesse d’une pensée.

Romain Millard

Juriste, élu municipal à Villebon-sur-Yvette (Essonne),
membre de Les Républicains

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Illustration : Jean d’Ormesson reçu à l’Académie française, en 1974 à Paris. | DR

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